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samedi 7 mars 2009

L'intrusion de Gaïa (2)





Paranoïa Agent, de Satoshi Kon : générique de début




L'idée qu'il appartiendrait à ce type de développement, qui a pour moteur la croissance, de réparer ce qu'il a lui-même contribué à créer n'est pas morte, mais elle a perdu toute évidence. Le caractère intrinsèquement "insoutenable" de ce développement, que certains annonçaient depuis des décennies, est désormais devenu un savoir commun. Et c'est précisément ce savoir devenu commun qui crée le sens distinct de ce qu'une autre histoire a commencé. Ce que nous savons désormais est que si nous serrons les dents et continuons à avoir confiance dans la croissance, nous allons, comme on dit, "droit dans le mur".
(...)
On le sait, de nouveaux messages atteignent déjà le malheureux consommateur, qui était censé avoir confiance en la croissance mais est, désormais, également invité à mesurer son empreinte écologique, c'est-à-dire le caractère irresponsable et égoïste de son mode de consommation. On entend affirmer qu'il va falloir "modifier notre mode de vie". Il y a appel aux bonnes volontés à tous les niveaux mais le désarroi des politiques est presque palpable. Comment tenir ensemble l'impératif de "libérer la croissance", de "gagner" dans la grande compétition économique et le défi d'avoir à penser un avenir qui définit ce type de croissance comme irresponsable, voire criminel ?

(...)

La brutalité de l'intrusion de Gaïa correspond à la brutalité de ce qui l'a provoquée, celle d'un "développement" aveugle à ses conséquences, ou plus précisément ne prenant en compte ses conséquences que du point de vue des sources nouvelles de profit qu 'elles peuvent entraîner. (...) Lutter contre Gaïa n'a aucun sens, il s'agit d'apprendre à composer avec elle. Composer avec le capitalisme n'a aucun sens, il s'agit de lutter contre son emprise.

On l'aura compris, se fier au capitalisme qui se présente aujourd'hui comme le "meilleur ami de la Terre", comme "vert", soucieux de préservation et de durabilité, ce serait commettre la même erreur que la grenouille de la fable, qui accepta de transporter un scorpion sur son dos pour lui faire traverser une rivière. S'il la piquait, ne se noieraient-ils pas tous les deux ? Il la piqua pourtant, en plein milieu de la rivière. En son dernier souffle, la grenouille murmura : "Pourquoi ?" A quoi le scorpion, juste avant de couler, répondit : "C'est dans ma nature, je n'ai pas pu faire autrement." C'est dans la nature du capitalisme que d'exploiter les opportunités,
il ne peut faire autrement.
(...)
Si confiance infantile il y a, c'est avant tout de
la nôtre qu'il s'agit, de celle que nous avons mise dans la fable épique du Progrès, dans ses versions multiples et apparemment discordantes, mais convergeant toutes dans des jugements aveugles portés sur d'autres peuples (à libérer, moderniser, éduquer, etc.). Et si émancipation il doit y avoir, elle devra se faire contre ce qui nous a permis de croire pouvoir définir un cap qui donnerait la direction du progrès pour l'humanité tout entière, c'est-à-dire contre l'emprise de cette forme clandestine de transcendance qui s'est emparée de nous. Il y a beaucoup de noms pour cette transcendance, mais je la caractériserai ici par cet étrange droit qui s'est imposé en son nom, un droit qui aurait effrayé tous les peuples qui savaient honorer des divinités telles que Gaïa, car il s'agit du droit de ne pas faire attention.



Extraits de Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009.









Paranoia Agent, de Satoshi Kon : générique de fin

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