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vendredi 26 janvier 2007

Haruki Murakami : Kafka sur le rivage




© Cendrine Rovini : Le daïmon de la reine des baies
Et pour voir son site, c'est ici ou là



Qui veut s'immerger dans la complexité de l'âme humaine et des passions qui l'agite, qu'il ne perde pas son temps à déchiffrer des dizaines de traités philosophiques et, surtout, qu'il fuie comme la peste les manuels de psychologie au langage abrupt et jargonnant, stérile et creux. Un grand roman vaut mieux ; loin de lui l'esprit de système, et loin de lui la volonté de déplier les ténébres comme s'il s'agissait d'un simple drap à défroisser. Il est des choses qui ne souffrent pas l'explication, mais qui demandent uniquement à être vécues et considérées.

Un de ces romans vient de paraître : Kafka sur le rivage, de Haruki Murakami, merveilleusement rendu par sa traductrice, Corinne Atlan. On le lit fébrilement, on s'en repaît, on le laisse agir et se méditer en nous. On se laisse secouer par le rire qui nous prend, par l'étonnement et l'admiration, par l'angoisse métaphysique qui affleure et qui perce les pages du livre. L'imagination y tient une telle place que ce livre en devient baroque, mais un baroque comme apaisé sous le signe de l'esthétique japonaise. Déjà, Haruki Murakami nous avait offert des joyaux, notamment avec sa Trilogie du Rat (dont seuls deux romans sont parus en français : La course au mouton sauvage et Danse, danse, danse - accessibles en poche dans la collection Points), mais il se surpasse encore, et son dernier roman est à mes yeux le plus captivant. Si Dæmonomania de John Crowley me tombait des mains, ou encore Shalimar le clown de Salman Rushdie, j'ai renoué cette semaine avec le roman contemporain grâce à Kafka sur le rivage.

Dans le passage que j'ai choisi de citer plus bas, un jeune homme de quinze ans est en fugue, il part en bus à l'autre bout du Japon ; lors d'une pause sur une aire d'autoroute, une jeune fille un peu plus âgée, fort attrayante et passagère dans le même bus, vient nouer connaissance avec lui et, tandis qu'ils retournent dans le car, elle vient s'asseoir à ses côtés et ne tarde pas à s'endormir, la tête contre son épaule.


Je regarde sa poitrine. A chacune de ses respirations, cette partie ronde de son anatomie se soulève et s'abaisse comme une vague. Ça me fait penser à un vaste océan doucement frappé par la pluie. Moi, je suis un marin solitaire debout sur le pont. Elle, elle est la mer. Le ciel est tout gris et à l'horizon, devant nous, il se confond avec la mer, grise elle aussi. Il devient très difficile de les distinguer l'un de l'autre. Difficile aussi de distinguer le marin. Et difficile de distinguer ses fantasmes de la réalité.

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Belfond, 2006, p.34.


Ce paragraphe pourrait servir d'exergue à tout le roman ; l'imagination est vrillée à la réalité, ou plutôt, l'un et l'autre sont la réalité, le regard fantasmé que l'on pose sur le monde est aussi le monde, et sous ce regard c'est l'âme du monde elle-même, l'
anima mundi, qui s'anime et nous berce d'illusions qui en sont, qui n'en sont pas.