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dimanche 26 avril 2009

L'intrusion de Gaïa (4)

Le bain - Félix Vallotton


Gaïa, telle que je l'ai nommée, ne peut être associée, elle, la chatouilleuse, ni avec la prière, qui s'adresse à des divinités capables de nous entendre, ni avec la soumission que demande cette autre divinité aveugle honorée sous le nom de "lois du marché". Honorer Gaïa, ce n'est pas entendre le message provenant d'une quelconque transcendance, ni nous résigner à un avenir mis sous le signe de la repentance, c'est-à-dire de l'acceptation d'une forme de culpabilité collective.
(...)
Répondre à l'intrusion de Gaïa par des mots d'ordre triomphalistes mettant en scène les fins de l'humanité, ce serait n'avoir rien appris, ce serait encore et toujours accepter le grand récit épique qui fait de nous ceux qui montrent le chemin. N'avons-nous pas inventé le concept d'humanité ? Il s'agit bien plutôt de nous désintoxiquer de ces récits qui nous ont fait oublier que la Terre n'était pas nôtre, au service de notre Histoire, des récits qui sont partout, dans la tête de tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, se sentent "responsables", détenteurs d'une boussole, représentants d'un cap à maintenir.
(...)
Utopie, dira-t-on ! Mais qui le dira nous condamne à la barbarie. Et c'est à la barbarie que nous condamnent aussi les récits et les raisonnements dont nous sommes littéralement noyés, qui illustrent ou tiennent pour acquises la passivité des gens, leur demande de solutions toutes faites, leur tendance à suivre le premier démagogue venu. Quoi d'étonnant, puisque c'est précisément ce qui permet et propage l'emprise de la bêtise. Nous avons désespérement besoin d'autres histoires, non des contes de fées où tout est possible aux cœurs purs, aux âmes courageuses ou aux bonnes volontés réunies, mais des histoires racontant comment des situations peuvent être transformées lorsque ceux qui les subissent réussissent à les penser ensemble (...) Et nous avons besoin que ces histoires affirment leur pluralité, car il ne s'agit pas de construire un modèle mais une expérience pratique. Car il ne s'agit pas de nous convertir mais de repeupler le désert dévasté de nos imaginations.

(...) l'épreuve est ici encore d'abandonner sans nostalgie ni désenchantement le style épique, le grand récit d'émancipation où l'Homme apprend à penser par lui-même, sans n'avoir plus besoin de prothèses artificielles. Ce grand récit nous a empoisonnés non parce qu'il aurait fait miroiter la perspective illusoire de l'émancipation humaine, mais parce qu'il a donné de cette émancipation une définition avilie, marquée par le mépris pour des peuples et des civilisations que nos catégories jugeaient bien avant que nous n'entreprenions de leur apporter, de gré ou de force, nos lumières. Ne reconnaissons-nous pas dans leurs rites, leurs croyances, leurs fétiches, ces prothèses artificielles dont nous avons su nous libérer ?
(...)
Un jour, peut-être, nous éprouverons une certaine honte et une grande tristesse à avoir renvoyé à la superstition des pratiques millénaires, de celle des augures antiques à celles des voyants, liseurs de tarots ou jeteurs de cauris. Nous saurons alors, indépendemment de toute croyance, respecter leur efficace, la manière dont ils transforment la relation à leurs savoirs de ceux qui les pratiquent, dont ils les rendent capables d'une attention au monde et à ses signes à peine perceptibles qui ouvre ces savoirs à leurs propres inconnues. Ce jour-là nous aurons également appris à quel point nous avons été arrogants et imprudents de nous prendre pour ceux qui n'ont pas besoin de tels artifices.


Extraits de Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009.

lundi 13 avril 2009

Poème de la vraie Passion

Artemisia Gentileschi - Danaë



La main défait dévêt et découvre et dévoile
et la langue s'attarde au vif pointu d'un sein
en mouille le grain qui s'affermit doucement
et le rose rougit de l'aimée sous ses lèvres

et déjà la main goûte aux saveurs plus humides
que la langue anticipe en torsades légères
les doigts palpitants font une nichée d'oiseaux
au cœur fendu d'amour de son offrande ouverte

— allant d'un mont à l'autre et de rose en plus rose
de la source du lait à la source de l'eau
délogeant les oiseaux de la main caressante
et gonflée de désir la bouche vient aux lèvres
de l'aimée en allée tout en cris soupirés

et nos âmes s'émeuvent
d'un peu de sucre

dimanche 12 avril 2009

D'une religion qui se pense universelle

René Boyvin - Enlèvement d'Europe



Pour plusieurs intellectuels, l'"horizon de sens" reposerait désormais sur la foi et la transcendance d'inspiration chrétienne ; celles-ci constitueraient le garde-fou contre la perte des valeurs et les menaces que nous ferait encourir le relativisme. De Frédéric Lenoir à Nicolas Sarkozy, la conjoncture semble être au retour du "religieux" : pour le premier, l'attribution au Christ de l'initiative des valeurs démocratiques imposerait le retour dans les écoles d'une philosophie fondée sur l'Evangile ; quant au second, qui reçoit le pape en visite officielle, et pour lequel « un homme qui croit est un homme qui espère », il entend rétablir le financement public des cultes par un "toilettage" de la loi de 1905 sur la laïcité. On peut se demander ce qui sous-tend tous ces discours, et dans quelle mesure ils sont conciliables avec les orientations constitutives de notre modernité.
Ce qui frappe d'emblée dans ces propos, censés replacer le sacré au cœur des préoccupations de la cité, est leur convergence avec la reprise de thèmes nationalistes, la religion étant souvent présentée comme un marqueur identitaire fort. De fait, la question du "religieux" revient souvent, notamment lorsqu'il est question d'évaluer le degré d'intégration des étrangers. Dans une conjoncture historique dominée par les conflits chroniques au Moyen-Orient, par la menace "terroriste" et par la prolifération des fondamentalismes et des intégrismes, tout se passe comme si les Européens éprouvaient des difficultés à concevoir en termes de droit les différences éthiques et culturelles auxquelles ils sont confrontés dans des sociétés devenues pluriculturelles.
(...)
De là découle la contradiction qui déchire notre époque : nous avons affaire en Occident, d'une part, à un modèle sociopolitique égalitaire et inclusif, qui repose sur le contrat et sur l'intégration ; et, de l'autre, à un ensemble de valeurs issues du monothéisme chrétien et se référant à un absolu que l'on prétend universel. (...)
(...)
N'oublions pas que la religion est d'abord une catégorie culturelle ; à ce titre, elle est susceptible d'une approche qui montre comment elle est toujours construite de manière diverse par l'acteur social. N'oublions pas non plus que la notion de religion correspond elle-même à un concept relatif, reformulé dans la mouvance du monothéisme chrétien. Son usage est une redoutable machine pour enfermer les relations entres les cultures et les civilisations dans un horizon religieux unique, et pour réduire les diversités culturelles, sociales et symboliques à une vision absolue et orientée du monde. Les néoconservateurs qui nous gouvernent en font leur lit.

Claude Calame, Silvia Mancini, Mondher Kilani, revue Politis n°1045, p.28 (26 mars - 1er avril 2009). C'est moi qui souligne.



Félix Valloton - Enlèvement d'Europe


... La princesse ose même,

ignorant qui la porte, s'asseoir sur le dos du taureau ;

alors le dieu, quittant par degrés le terrain sec du rivage,

baigne dans les premiers flots ses pieds trompeurs ;

puis il s'en va plus loin et en pleine mer emporte

sa proie. La jeune fille effrayée se retourne vers la plage abandonnée ;

de sa main droite elle tient une corne, sur la croupe son autre main

s'est posée, ses vêtements agités d'un frisson ondulent au gré des vents.


Ovide
, Métamorphoses, II, 868-875.
(basé sur la traduction des Belles Lettres,
redisposée en vers et revue par mes soins)




Fresque de la Villa Oplontis, Pompéi. Enlèvement d'Europe.

Se dévêtir




Raphaelle Peale (1774 - 1825) - Venus rising from the Sea


Nue elle se dévêt encore
de tout geste inutile et plus :
de sa honte de sa pudeur
et plus : de sa présence aussi
qui la dérobait à nos yeux.

Elle est alors toute beauté.

samedi 11 avril 2009