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mardi 31 mars 2009

Mort et volupté




Jan Massys (1509 - 1575) : Judith.




Glaives abattus en blanche carnation
détroits ouverts au sang jailli presque noir
Des oiseaux très lents et comme voluptueux
s'échappent des mains détroits ouverts au ciel
Glaives abattus d'orient en occident
blanche carnation en source presque noire
A ton flanc blessé des oiseaux qui s'échappent
à chaque plaie de tes hanches des oiseaux
Saccage à ton flanc à tes hanches navrées
saccage à ta beauté à toute beauté
et à la beauté du monde en toi enclose
Tes yeux ne voient rien du glaive ensoleillé
qui tombe en brève ellipse aux flots de ton sang
ni des fleurs couchées sous ta joue pâlissante

Et ton corps palpitant en lents battements d'ailes
en flambée de douleur en volutes d'oiseaux
te souffle en bulle exquise échappée chatoyante
en légère envolée et comme voluptueuse

dimanche 29 mars 2009

L'intrusion de Gaïa (3)

Giovannino de' Grassi. Leonpardo in un giardino. Vers 1390.


Ce que nous avons été sommés d'oublier n'est pas la capacité de faire attention, mais l'art de faire attention. Si art il y a, et non pas seulement capacité, c'est qu'il s'agit d'apprendre et de cultiver l'attention, c'est-à-dire, littéralement, de faire attention. Faire au sens où l'attention, ici, ne se rapporte pas à ce qui est a prioridéfini comme digne d'attention, mais oblige à imaginer, à consulter, à envisager des conséquences mettant en jeu des connexions entre ce que nous avons l'habitude de considérer comme séparé. Bref, faire attention au sens où l'attention requiert de savoir résister à la tentation de juger.

Si la question qui aujourd'hui importe est celle d'une réappropriation collective de la capacité de faire attention, l'Etat, tel que je viens de le caractériser, n'aidera pas : le surgissement de groupes qui se mêlent de ce qui les regardent, qui proposent, objectent, exigent de devenir parties prenantes dans la formulation des questions, et apprennent comment le devenir, est toujours d'abord pour lui un "trouble à l'ordre public", qu'il s'agit de tenter d'ignorer, et si cela n'est pas possible, dont il s'agira ensuite de produire l'amnésie.

… la distribution entre ce que l'Etat laisse faire au capitalisme et ce que le capitalisme fait faire à l'Etat a changé. L'Etat laisse le capitalisme mettre la main sur ce qui fut défini comme relevant du domaine public, et le capitalisme fait endosser à l'Etat la tâche sacrée d'avoir à pourchasser ceux qui enfreignent le désormais sacro-saint droit de propriété intellectuelle. Un droit qui s'étend à à peu près tout, du vivant aux savoirs autrefois définis comme accessibles à tous leurs usagers. Un droit auquel, au nom de la défense de l'innovation, l'OMC entend soumettre la planète entière.

Il ne s'agit pas ici de se plaindre, mais de constater que le processus de destruction des ressources qui pourraient nourrir un art de faire attention s
e poursuit de plus belle sous couvert de modernisation, un processus dont l'impératif catégorique est la mobilisation de tous, avec mise au pas de ceux qui bénéficiaient encore de "niches" relativement protégées. Le capitalisme n'en demandait peut-être pas tant, et c'est ici que se pointe cet autre protagoniste qu'est l'Etat.

Je ne dirai certes pas que nous n'avons pas besoin d'Etat. Je dirai que, face à l'intrusion de Gaïa,
il ne faut pas se fier à l'Etat.


Extraits de Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009.

mercredi 18 mars 2009

El ave Fénix según Andrés Ibáñez

Vincentius Bellovacensis, Speculum historiale (traduction Jean de Vignay), France, Paris, XVe siècle. Image BNF


que mueren y renacen en el fuego, lo niego

que son por su esencia inmortales y que su único alimento conocido son las llamas del fuego, lo niego de vista

que son criaturas de Dios y que mueren como todas las demás criaturas, y que su cuerpo y sus plumas se hacen cenizas y polvo, lo afirmo

que entran en las habitaciones de las mujesres en trance de dar a luz para darles aliento y alivio, y que eso ha sucedido muchas veces en Gerasa, Garonia y otros pueblos, lo afirmo de oídas

que hablan como los hombres, y lloran y suspiran como los hombres, lo afirmo

que pueden viajar hasta el sol, haciendo viaje de ida et vuelta en el término de un año, y que del sol traen sabidurías y palabras, lo niego

que tienen nombres igual que las personas, y que muchas veces se llaman unos a otros por sus nombres, lo afirmo de oídas

que gustan más de caminar sobre sus dos pies que de volar por las regiones del aire, lo afirmo por haberlo visto

que aman las flores y en especial las rosas, y que cultivan rosas para su deleite y solaz, lo niego

que se alimentan tan sólo de fruta y de flores, lo niego de vista, y que muchas veces atacan a vacas o caballos, lo afirmo de oídas; que una vez uno de ellos raptó a la mujer de un hacendado y la obligó a convivir como su esposa por espacio de siete años, la cual dio a luz siete huevos, en cada uno de los cuales nacieron cada vez un niño y un pájaro, lo afirmo, aun a pesar de ser contra natura, por hallarse esta historia recogida allí donde sólo verdades y grandezas del mundo se encierran

que muchas jóvenes hablan con los fénix a escondidas de sus madres, y que algunas vuelan en sus lomos como las brujas en sus escobas, lo afirmo por haberlo visto muchas veces

que existe una isla que es la patria de los fénix, y que está en el gran océano, más allá del mar de los Sargazos, cubierta eternamente por las nieblas, afirmo harberlo oído muchas veces

que muchas veces durante las batallas se ven aves fénix volando en el cielo, afirmo haberlo oído muchas veces

según Apolodoro, en los tiempos antiguos, los hombres y los fénix vivían juntos; existía una palabra que significaba al mismo tiempo "hombre" y "ave fénix", y tanto las mujeres de los hombres como las hembras fénix, ponían huevos, de los que nacían cada vez un niño y un pájaro... unos y otros se envidiaban secretamente, los hombres envidiaban las alas de las aves, y los fénix envidiaban las hábiles manos de los hombres, pero esto no enturbiaba la amistad que había entre ambos, gracias a la cual vivían en armonía...


De las propriedades que tienen los buitres llamados en algunos lugares "ave fénix", in Andrés Ibáñez : La música del mundo o el efecto Montoliu (1995)

dimanche 15 mars 2009

Manifeste antillais anticapitaliste ou Le retour de la Beauté




détail d'un tableau de Lucas Cranach



Parce que nous sommes tous colonisés, mais que pour la plupart nous ne le savons pas, parce que notre imaginaire en est la première victime, ainsi que Serge Latouche l'a bien expliqué (lire son livre Décoloniser l'imaginaire), parce que les peuples qui ont été brisés dans leur identité sont les premiers à comprendre la nécessité de la révolte à venir, laissons la parole aux Antillais qui ont rédigé ce Manifeste dont je propose des extraits ; parmi eux un grand nom : Edouard Glissant, poète du Tout-Monde. Cet écrit ne s'arrête pas au constat d'échec de notre mode de vie, c'est une invocation pour une autre manière de pratiquer le monde : il faut ouvrir en poétique...

...
La "hausse des prix" ou "la vie chère" ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d'une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce dernier s'est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires – non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte "d'épuration éthique" (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain. Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être "consommateur" ou bien être "producteur". Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l'unique perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites. L'ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où l'économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste. Alors, quand le "prosaïque" n'ouvre pas aux élévations du " poétique ", quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont "le pouvoir d'achat" ou "le panier de la ménagère". Et pire : nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d'une politique humaine ou progressiste. Il est donc urgent d'escorter les "produits de premières nécessités", d'une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d'une "haute nécessité".
Par cette idée de "haute nécessité", nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d'achat, relève d'une exigence existentielle réelle, d'un appel très profond au plus noble de la vie.
...
Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une logique de système libéral marchand, lequel s'est étendu à l'ensemble de la planète avec la force aveugle d'une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires européens.
...
On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement.
On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile.
On peut endiguer les agences de l'eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait des dernières chiquetailles d'un trésor qui appartient à tous.

On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd'hui (banques, firmes transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile...) ne sauraient ni ne pourraient y résister.
...
Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l'imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l'esprit. Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l'artisanat, la culture et l'agriculture... Qu'il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation... Qu'il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu'il favorise tout ce qui permet d'entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde...
...
Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu'à ce que la force du Lyannaj ou bien du vivre-ensemble, ne soit plus un "panier de ménagère", mais le souci démultiplié d'une plénitude de l'idée de l'humain.
...
Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du "Marché", mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l'instrumentalisant de la manière la plus étroite.

Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l'individu, sa relation à l'Autre, au centre d'un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.
...
Alors voici notre vision : Petits pays, soudain au cœur nouveau du monde, soudain immenses d'être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s'inscrit dans l'horizontale plénitude du vivant...


Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William ont rédigé ce Manifeste pour les "produits" de haute nécessité.

mardi 10 mars 2009

Le capitalisme du désastre




enluminure de Jean Bourdichon : martyre des dix mille (détail)


Comme la planète se réchauffe, sur le double plan climatique et politique, il n'est plus nécessaire de provoquer les désastres au moyen de sombres complots. Tout indique au contraire qu'il suffit de maintenir le cap pour qu'ils continuent de se produire avec une intensité de plus en plus grande. On peut donc laisser la fabrication des cataclysmes à la main invisible du marché. C'est l'un des rares domaines où il tient ses promesses.
Si le complexe du capitalisme du désastre ne déclenche pas délibérément les cataclysmes dont il se nourrit (à l'exception notable de l'Irak, peut-être), de nombreuses preuves montrent que les industries qui le composent font des pieds et des mains pour que les désastreuses tendances actuelles se poursuivent sans qu'on y change quoi que ce soit. De grandes compagnies pétrolières financent depuis longtemps le mouvement qui nie l'importance du changement climatique. On estime à seize millions de dollars la somme qu'Exxon a affectée à cette croisade depuis dix ans.

(…)

A la pensée des prochains désastres écologiques et politiques, nous tenons souvent pour acquis que nous sommes tous dans le même bateau, que nous avons besoin de dirigeants conscients du fait que nous courons à notre perte. Je n'en suis pas si sûre. Si pour l'essentiel nos élites politiques et économiques font preuve d'un grand optimisme dans le dossier du réchauffement climatique, c'est peut-être parce qu'elles sont raisonnablement certaines d'échapper elles-mêmes à la plupart des inconvénients.
C'
est peut-être aussi ce qui explique qu'un si grand nombre de partisans de Bush soient des chrétiens persuadés que la fin du monde est proche. Bien sûr, ils sont convaincus de l'existence d'une issue de secours au monde qu'ils contribuent à créer, mais il y a plus. Le Ravissement est en réalité une parabole du monde qu'ils façonnent ici-bas — un système qui appelle la destruction et le désastre (…).

(…)

Au contraire du fantasme du Ravissement, c'est-à-dire de l'effacement apocalytique qui permet aux croyants fervents quelques échappées dans le sublime, les mouvements de renouveau populaires partent du principe qu'il est impossible de fuir les gâchis considérables que nous avons créés et que l'oblitération — de la culture, de l'histoire, de la mémoire — a fait son temps. Ces mouvements cherchent à repartir non pas de zéro, mais plutôt du chaos, des décombres qui nous entourent. Tandis que la croisade corporatiste poursuit son déclin violent et augmente sans cesse les chocs d'un cran pour vaincre les résistances de plus en plus vives qu'elle rencontre sur sa route, ces projets indiquent une voie d'avenir possible au milieu des fondamentalismes. Radicaux uniquement dans leur pragmatisme, profondément ancrés dans les lieux où ils vivent, ces hommes et ces femmes se considèrent comme d'humbles bricoleurs : ils réparent les matériaux qu'ils ont sous la main, les solidifient et les améliorent, visent l'égalité. Par-dessus tout, il s'arment de résilience — en prévision du prochain choc.

Extraits tirés de Naomi Klein : La stratégie du choc. La montée d'un capitalisme du désastre. Leméac / Actes Sud, 2008.










samedi 7 mars 2009

L'intrusion de Gaïa (2)





Paranoïa Agent, de Satoshi Kon : générique de début




L'idée qu'il appartiendrait à ce type de développement, qui a pour moteur la croissance, de réparer ce qu'il a lui-même contribué à créer n'est pas morte, mais elle a perdu toute évidence. Le caractère intrinsèquement "insoutenable" de ce développement, que certains annonçaient depuis des décennies, est désormais devenu un savoir commun. Et c'est précisément ce savoir devenu commun qui crée le sens distinct de ce qu'une autre histoire a commencé. Ce que nous savons désormais est que si nous serrons les dents et continuons à avoir confiance dans la croissance, nous allons, comme on dit, "droit dans le mur".
(...)
On le sait, de nouveaux messages atteignent déjà le malheureux consommateur, qui était censé avoir confiance en la croissance mais est, désormais, également invité à mesurer son empreinte écologique, c'est-à-dire le caractère irresponsable et égoïste de son mode de consommation. On entend affirmer qu'il va falloir "modifier notre mode de vie". Il y a appel aux bonnes volontés à tous les niveaux mais le désarroi des politiques est presque palpable. Comment tenir ensemble l'impératif de "libérer la croissance", de "gagner" dans la grande compétition économique et le défi d'avoir à penser un avenir qui définit ce type de croissance comme irresponsable, voire criminel ?

(...)

La brutalité de l'intrusion de Gaïa correspond à la brutalité de ce qui l'a provoquée, celle d'un "développement" aveugle à ses conséquences, ou plus précisément ne prenant en compte ses conséquences que du point de vue des sources nouvelles de profit qu 'elles peuvent entraîner. (...) Lutter contre Gaïa n'a aucun sens, il s'agit d'apprendre à composer avec elle. Composer avec le capitalisme n'a aucun sens, il s'agit de lutter contre son emprise.

On l'aura compris, se fier au capitalisme qui se présente aujourd'hui comme le "meilleur ami de la Terre", comme "vert", soucieux de préservation et de durabilité, ce serait commettre la même erreur que la grenouille de la fable, qui accepta de transporter un scorpion sur son dos pour lui faire traverser une rivière. S'il la piquait, ne se noieraient-ils pas tous les deux ? Il la piqua pourtant, en plein milieu de la rivière. En son dernier souffle, la grenouille murmura : "Pourquoi ?" A quoi le scorpion, juste avant de couler, répondit : "C'est dans ma nature, je n'ai pas pu faire autrement." C'est dans la nature du capitalisme que d'exploiter les opportunités,
il ne peut faire autrement.
(...)
Si confiance infantile il y a, c'est avant tout de
la nôtre qu'il s'agit, de celle que nous avons mise dans la fable épique du Progrès, dans ses versions multiples et apparemment discordantes, mais convergeant toutes dans des jugements aveugles portés sur d'autres peuples (à libérer, moderniser, éduquer, etc.). Et si émancipation il doit y avoir, elle devra se faire contre ce qui nous a permis de croire pouvoir définir un cap qui donnerait la direction du progrès pour l'humanité tout entière, c'est-à-dire contre l'emprise de cette forme clandestine de transcendance qui s'est emparée de nous. Il y a beaucoup de noms pour cette transcendance, mais je la caractériserai ici par cet étrange droit qui s'est imposé en son nom, un droit qui aurait effrayé tous les peuples qui savaient honorer des divinités telles que Gaïa, car il s'agit du droit de ne pas faire attention.



Extraits de Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009.









Paranoia Agent, de Satoshi Kon : générique de fin

mercredi 4 mars 2009

Amandes amères

miettes disais-je
sur la terre faite femme
offrandes douces d'amandes amères
gouttes de miel et dans le songe s'effacent nos visages
les corps s'enfoncent dans la brume épaisse
jusqu'au blanc
et privés de contours qui sait s'ils ne sont pas brume devenus

Création de Cendrine Rovini pour le poème

lundi 2 mars 2009

La fin de Mille-Pluies


Elle est sans âge, petite comme ma main, blanche et dorée de peau, ses cheveux sont noirs, lourds et ondulés, ses yeux, noirs aussi, son visage étroit et roses ses joues.

Elle se nomme Mille-Pluies et lorsqu'elle est lasse de rester dans notre maison, elle nous quitte et nous l'ignorons. Nous ignorons son départ mais nous découvrons son cadeau de départ : un rêve au petit matin, un livre sur un banc, un nuage en forme d'hippocampe ou un café meilleur que la veille. C'est elle qui fait pleuvoir les hommes lorsqu'ils font l'amour.

Dans nos maisons, la pièce qu'elle préfère c'est la chambre mais elle peut être là partout ailleurs à toute heure, invisible mais pourtant toute chair. Elle est devant les yeux des hommes quand ils pensent aux corps, elle est sur le corps des êtres qui s'accouplent et lorsque l'homme est droit de verge, c'est elle qui la tient ferme et dure.

Il lui faut de l'eau, beaucoup d'eau pure, du lait, des ruisseaux, des bouteilles pleines, des mamelles de vache et des lacs. Et si jamais la peur l'assaille, si elle pense un jour manquer de liquide, elle hésite à se montrer, à empoigner la tige mâle et à se tenir au bord des imaginations.

Mille-Pluies passe de maison en maison et il y a de moins en moins d'humidité et d'images. Elle se sent inquiète et souvent avec sa maîtresse rouge sombre elle évoque l'eau qui se tarit et se trouble, mais la déesse ne semble pas inquiète, elle lui dit qu'il n'y a pas de mal, que cette eau qui passe de corps en corps se lavera à l'absence des corps humains, dans les cupules de roches et le creux des grottes. La maîtresse lui dit qu'elle n'aura alors plus qu'à empoigner les verges dures du calcaire de la terre.

Soit, mais c'est que Mille-Pluies les aime, ses hommes chauds.

Quelques siècles ont passé. Le petit jour est là et Mille-Pluies sort de la maison la gorge sèche et les mains fatiguées d'avoir tant tiraillé le pauvre homme. Elle marche de son tout petit pas feutré, mais ce ne sera pas elle qui empoignera le sexe de la terre. (Les créatures semi-invisibles, aussi précieuses soient-elles aux humains, sont finalement de génération et de disparition facile). Non, elle traverse cette route et alors passe un camion benne qui la fauche de ses roues gigantesques, la presse et l'écrase en un giclement rouge et minuscule.

Dans la maison, l'homme nauséeux appelle sa femelle : « Chérie, viens écouter, il y a un truc grave à la radio... »

Conte du printemps 2009, Cerdagne.

L'intrusion de Gaïa (1)




Gaïa semblait ainsi une bonne mère, nourricière, dont la santé devait être protégée. Aujourd'hui, notre compréhension de la manière dont Gaïa "tient ensemble" est bien moins rassurante. La question posée par l'augmentation de la concentration atmosphérique des gaz dits "à effet de serre" suscite un ensemble de réponses en cascade que les scientifiques commencent seulement à identifier.

Gaïa est désormais, plus que jamais, la bien nommée, car si elle fut honorée dans le passé, c'est plutôt comme la redoutable, celle à qui s'adressaient les peuples paysans parce qu'ils savaient que les humains dépendent de quelque chose de plus grand qu'eux, de quelque chose qui les tolère, mais d'une tolérance dont il s'agit de ne pas abuser. Elle était d'avant le culte de l'amour maternel, qui pardonne tout. Une mère, peut-être, mais irritable, qu'il s'agit de ne pas offenser. Et elle était d'avant que les Grecs confèrent à leurs dieux le sens du juste et de l'injuste, avant qu'ils leur attribue un intérêt particulier envers leurs propres destinées. Il s'agissait plutôt de
faire attention à ne pas les offenser, à ne pas abuser de leur tolérance.

(…)

Que Gaïa ne nous demande rien traduit la spécificité de ce qui est en train d'arriver, de ce qu'il s'agit de réussir à penser, l'événement d'une intrusion unilatérale, qui impose une question sans être intéressée par la réponse. Car Gaïa elle-même n'est pas menacée, à la différence des très nombreuses espèces vivantes qui seront balayées par le changement de leur milieu, d'une rapidité sans précédent, qui s'annonce. Les vivants innombrables que sont les micro-organismes continueront en effet à participer à son régime d'existence, celui d'une "planète vivante". Et c'est précisément parce qu'elle n'est pas menacée qu'elle donne un coup de vieux aux versions épiques de l'histoire humaine, lorque l'Homme, dressé sur ses deux pattes et apprenant à déchiffrer les "lois de la nature", a compris qu'il était maître de son destin, libre de toute transcendance. Gaïa est le nom d'une forme inédite, ou alors oubliée, de transcendance : une transcendance dépourvue des hautes qualités qui permettraient de l'invoquer comme arbitre ou comme garant ou comme ressource ; un agencement chatouilleux de forces indifférentes à nos raisons et à nos projets.


Extrait de Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009.