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mercredi 27 mai 2009

Survivre à la beauté : une prophétie mallarméenne


Détail de la Nativité, tableau de Petrus Christus (1410 - 1475)





Un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages : les lambeaux de la pourpre usée des couchants déteignent dans une rivière dormant à l'horizon submergé de rayons et d'eau. Les arbres s'ennuient et, sous leur feuillage blanchi (...), monte la maison en toile du Montreur de choses Passées : maint réverbère attend le crépuscule et ravive les visages d'une malheureuse foule, vaincue par la maladie immortelle et le péché des siècles, d'hommes près de leurs chétives complices enceintes des fruits misérables avec lesquels périra la terre. Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui, sous l'eau, s'enfonce avec le désespoir d'un cri, voici le simple boniment : « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n'est pas maintenant un peintre capable d'en donner une ombre triste. J'apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine) une Femme d'autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d'or, je ne sais quoi ! par elle nommé sa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d'un visage qu'éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. A la place du vêtement vain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares, ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levés comme s'ils étaient pleins d'un lait éternel, la pointe vers le ciel, aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première. » Se rappelant leurs pauvres épouses, chauves, morbides et pleines d'horreur les maris se pressent ; elles aussi par curiosité, mélancoliques, veulent voir.

Quand tous auront contemplé la noble créature, vestige de quelque époque déjà maudite, les uns indifférents, car ils n'auront pas eu la force de comprendre, mais d'autres navrés et la paupière humide de larmes résignées se regarderont ; tandis que les poëtes de ces temps, sentant se rallumer leurs yeux éteints, s'achemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant d'une gloire confuse, hantés du Rythme et dans l'oubli d'exister à une époque qui survit à la beauté.

Stéphane Mallarmé, "Le phénomène futur" (1864), poème en prose publié par la suite dans le recueil Divagations.

145 ans plus tard, et la beauté s'enfuyant à toute allure de nos regards désarmés, auront nous l'heur de nous resouvenir que seule la beauté suavera sauvera le monde ?

mardi 26 mai 2009

Pour Athéna, pour Astrig (détournements d'odes mariales)


Détail d'un tableau de Franz von Stuck




Chant parcouru de merveilleux frissons,
chant sur mesure,
tissage virginal, parure,
surgie de l'espace, parure, la voici debout
tel un cyprès aux bourgeons de feu, tel un vase
végétal, et ses doigts, ses doigts irréprochables,
tels des rameaux qui sans cesse verdoient,
et de ses sourcils la voussure, et la finesse
de son regard céleste, abîme lumineux
mais si proche, si près, ses yeux
qui brûlent comme l'heure méridienne.



Ode à la Vierge de Grégoire de Narek, poète Arménien qui a vécu entre l'an 940 et 1010.




Ce grand poète a passé sa vie dans un monastère où il a composé de nombreuses Odes et des Lamentations vibrantes d'amour mystique. La haine chrétienne pour les sens, qui s'est forcément développée en lui, n'a heureusement pas toujours effacé les échos sensuels du paganisme tout proche ; ses poèmes restent probablement apparentés à certains chants païens arméniens, et on y entend parfois encore des échos à des divinités comme Astrig, voluptueuse déesse de l'amour. Ses textes sont imprégnés d'influences arabes et persanes, terres les plus fertiles en poésie, et il est regrettable de voir cette passion mise au service de la destruction chrétienne du corps :

Du tréfonds de la chambre noire où demeurent mes sens et ma pensée, puissé-je surgir vers Toi, telle une victime consentante, puissé-je prendre feu, flamber, me consumer, grâce à toute cette hideuse graisse, et, brûlant, me réduire en cendre...

Comme quoi je n'exagère rien... Mais il y a mieux encore, dans un chant consacré aux martyrs des arènes :

Ballottés par l'atroce guerre, les Martyrs
parvienrent tous aux portes de l'arène.
Vivant leur mort comme le comble du bonheur,
ils furent immolés à la Gloire du Ciel,
selon les lois de la Raison divine.
(...)
Tous brûlaient du même désir
de la mort ; déchirés jusqu'aux entrailles,
le corps inondé de sueur, ils arrosèrent
de leurs pleurs la roseraie de leur sang. Ils mirent
tout en œuvre pour assumer leur mort.
Malheur indescriptible, ils gémissaient, hurlaient,
appelant de leurs vœux un surcroît de souffrance.


Mais baste, revenons à une évocation plus charnelle et vivante, et considérons qu'elle appartient désormais à Astrig, l'Astarté ou Aphrodite arménienne :



Deux soleils, deux brasiers
sur l'océan dilaté de l'aurore :
telles sont ses prunelles océanes,
un déluge d'aurorale lumière.
(...)
Ses bras, ses fines mains formant
une voûte parfaite, elle entre-tisse mille
et une mélodies selon les normes
d'un art inimitable
(...)
Sa bouche est un double pétale,
c'est un ruissellement de roses,
sa langue, telle une harpe de miel.
(...)
Tresses, parures du visage, triples
tresses torsadées, ceignant le joyau des joues.
Sa gorge lumineuse emplie de roses rouges,
et dans la coupe de ses doigts des touffes
de violettes.
(...)
Somptueuse, sa robe : azur et pourpre,
luisante, diaprée, chamarrée de dorures.
(...)
Dans son sillage étincelait
une multitude de perles,
des gouttes de soleil flamboyaient sous ses pas.

Ces poèmes sont tirés des Odes et Lamentations de Grégoire de Narek ; traduction de Vahé Godel. Orphée / La Différence, 1995.


Deux enluminures figurant le bain de Bethsabée.
Je n'ai pas pu trouver les références précises.


lundi 11 mai 2009

L'homme persévérant (2) ou Comment le travail détruit la vie



Cendrine Rovini - Le regard de Miel



Aujourd'hui, chacun est contraint, sous peine d'être condamné par contumace pour lèse-majesté, d'exercer une profession lucrative, et d'y faire preuve d'un zèle proche de l'enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail. De l'avis général, la présence d'individus qui refusent de participer au grand handicap pour gagner quelques pièces est à la fois une insulte et un désenchantement pour ceux qui y participent.
(...)
Une activité intense (...) est le symptôme d'un manque d'énergie alors que la faculté d'être oisif est la marque d'un large appétit et d'une conscience aiguë de sa propre identité. Il existe une catégorie de morts-vivants dépourvus d'originalité qui ont à peine conscience de vivre s'ils n'exercent pas quelque activité conventionnelle. Emmenez ces gens à la campagne, ou en bateau, et vous verrez comme ils se languissent de leur cabinet de travail. (...) Rien ne sert de parler à des gens de cette espèce : ils ne savent pas rester oisifs, leur nature n'est pas assez généreuse. Ils passent dans un état comateux les heures où ils ne peinent pas à la tâche pour s'enrichir. Lorsqu'ils n'ont pas besoin d'aller au bureau, lorsqu'ils n'ont ni faim ni soif, l'ensemble du monde vivant cesse d'exister autour d'eux. (...) Comme si l'âme humaine n'était déjà pas assez limitée par nature, ils ont rendu la leur plus petite et plus étriquée encore par une vie de travail dépourvue de toute distraction.
(...)
Examinez un moment, je vous en conjure, l'un de vos affairés. Il sème la hâte et récolte l'indigestion ; il fait fructifier une grande quantité d'activités, et ne reçoit en fait d'intérêts qu'une forte dose d'aliénation mentale (...) Peu me chaut qu'il travaille bien ou beaucoup, cet homme est une plaie pour les autres. S'il était mort, ils ne s'en porteraient que mieux. (...) Il empoisonne la vie à la source.



Robert Louis Stevenson, extraits tirés d'Une apologie des oisifs, 1877. Editions Allia, 2007.

La monja gitana - La nonne gitane de Federico García Lorca



Lucas Cranach - détail de Apollon et Diane



Pour ce poème de Lorca, la traduction de la Pléiade est plutôt décevante. La mienne est assez infidèle d'un point de vue littéral, mais pourtant nettement plus proche de l'original. A noter, l'étonnante phallicisation du paysage — état d'âme de la nonne, après l'apparition des deux cavaliers !



La nonne gitane

Silence de chaux et de myrte.
Et des roses parmi les herbes.
Elle brode des giroflées
sur une toile couleur paille.
Les sept oiseaux du prisme volent
tout autour du plafonnier gris.
Dans les lointains grogne l'église
telle une ourse au ventre bombé.
Comme elle brode ! et quelle grâce !
Sur cette toile couleur paille
elle ne pense qu'à broder
mille fleurs de sa fantaisie -
des tournesols, des magnolias,
tant de paillettes, de rubans !
Et puis des lunes safranées
pour la nappe de l'autel saint !
Dans la cuisine, avec du sucre,
on adoucit cinq pamplemousses,
les cinq plaies de notre seigneur
ouvertes à Almería.
Et au fond des yeux de la nonne
vont galopant deux cavaliers.
Une rumeur, sourde et fatale,
vient entrouvrir son chemisier,
et à force de contempler
les nuages et les montagnes
figés dans les lointains transis,
voilà que se brise son cœur
tout de sucre et de citronnelle.
Oh ! cette plaine hérissée
de vingt soleils qui tous se lèvent !
Et tous ces fleuves qui se dressent
entrevus par sa fantaisie !
Mais elle continue ses fleurs
et la lumière, debout
face à la brise va jouant
sur l'échiquier des jalousies.


Federico García Lorca - Romancero Gitano

dimanche 10 mai 2009

L'homme persévérant ou Comment habiller de vie la mort


Albrecht Dürer - Oiseau mort

Deux documents lucides, comme on en trouve de plus en plus ces derniers temps (voir ici même les extraits du dernier livre d'Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes), mais cette fois avec tout espoir en allé :

Un passage du livre aux accents prophétiques de Bertrand Méheust, La politique de l'oxymore, dont je reparlerai. Puis The Stork is the bird of war, dessin animé de Nina Paley, symbole de l'artiste anti-Hadopi par excellence, dont je reparlerai également.





L'ensemble des activités humaines tend ainsi à déplacer ses conséquences vers le futur ; le système devient insaisissable, sa fluidité lui permet toujours d'échapper à court et moyen terme aux conséquences de sa propre logique. La mondialisation peut donc, de ce point de vue, être caractérisée comme le moyen qu'a trouvé la civilisation libérale pour répondre à la saturation locale de ses systèmes et pour différer encore et encore la saturation finale.

Comme il ne s'agit que d'une tendance, la marché possède encore de nombreux espaces, de nombreux interstices et il pourra continuer encore de se déployer. Mais, comme nous vivons dans un monde fini, sa saturation globale est inéluctable, et plus on aura déployé d'ingéniosité pour le prolonger, plus les effets différés seront dévastateurs. Quand il tendra vers sa limite, le système ne disposera plus d'une autre sphère "enveloppante" dans laquelle il pourra poursuivre son expansion ; il n'y aura pas, selon l'image consacrée, de "planète de rechange". La saturation rapide des îles où explose la société de consommation — comme à Mayotte par exemple —, la menace qui pèse très vite sur leurs fragiles écosystèmes, nous donnent un exemple de ce processus facile à observer et à comprendre, en même temps qu'une analogie : la terre est une île
mais c'est une île dont on ne peut s'évader. L'élan gigantesque de croissance qui pousse l'humanité va venir buter sur la limite que nous impose notre situation cosmique présente.

Bertrand Méheust, La politique de l'oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009.














Nina Paley - The stork is the bird of war


dimanche 3 mai 2009

Offrande à Aphrodite

Vénus et Eros.
Fresque pompéienne, maison de Marcus Fabius Rufus.



Grappe, tu gis désormais dans le temple d'or d'Aphrodite,
pleine, goutte à goutte, à craquer du suc de Dionysos.
Et plus jamais ta mère, t'enlaçant de son pampre
avec amour, ne forcera sur ta tête sa feuille de nectar.


Moïro, poétesse de Byzance, vers 300 avant notre ère.

Extrait de La Couronne de Méléagre, traduit par Dominique Buisset, Orphée / La Différence, 1990.