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lundi 2 mars 2009

L'intrusion de Gaïa (1)




Gaïa semblait ainsi une bonne mère, nourricière, dont la santé devait être protégée. Aujourd'hui, notre compréhension de la manière dont Gaïa "tient ensemble" est bien moins rassurante. La question posée par l'augmentation de la concentration atmosphérique des gaz dits "à effet de serre" suscite un ensemble de réponses en cascade que les scientifiques commencent seulement à identifier.

Gaïa est désormais, plus que jamais, la bien nommée, car si elle fut honorée dans le passé, c'est plutôt comme la redoutable, celle à qui s'adressaient les peuples paysans parce qu'ils savaient que les humains dépendent de quelque chose de plus grand qu'eux, de quelque chose qui les tolère, mais d'une tolérance dont il s'agit de ne pas abuser. Elle était d'avant le culte de l'amour maternel, qui pardonne tout. Une mère, peut-être, mais irritable, qu'il s'agit de ne pas offenser. Et elle était d'avant que les Grecs confèrent à leurs dieux le sens du juste et de l'injuste, avant qu'ils leur attribue un intérêt particulier envers leurs propres destinées. Il s'agissait plutôt de
faire attention à ne pas les offenser, à ne pas abuser de leur tolérance.

(…)

Que Gaïa ne nous demande rien traduit la spécificité de ce qui est en train d'arriver, de ce qu'il s'agit de réussir à penser, l'événement d'une intrusion unilatérale, qui impose une question sans être intéressée par la réponse. Car Gaïa elle-même n'est pas menacée, à la différence des très nombreuses espèces vivantes qui seront balayées par le changement de leur milieu, d'une rapidité sans précédent, qui s'annonce. Les vivants innombrables que sont les micro-organismes continueront en effet à participer à son régime d'existence, celui d'une "planète vivante". Et c'est précisément parce qu'elle n'est pas menacée qu'elle donne un coup de vieux aux versions épiques de l'histoire humaine, lorque l'Homme, dressé sur ses deux pattes et apprenant à déchiffrer les "lois de la nature", a compris qu'il était maître de son destin, libre de toute transcendance. Gaïa est le nom d'une forme inédite, ou alors oubliée, de transcendance : une transcendance dépourvue des hautes qualités qui permettraient de l'invoquer comme arbitre ou comme garant ou comme ressource ; un agencement chatouilleux de forces indifférentes à nos raisons et à nos projets.


Extrait de Isabelle Stengers : Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009.

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